Quand on entend parler des « Dominicains », on pense tout de suite à l’Inquisition et à la légende noire construite au XVIIIème siècle, quand l’Illuminisme donnait du Moyen-Âge une image d’époque obscure de superstition et de fanatisme religieux. Les moins partiaux, et aussi les plus cultivés, associent immédiatement les Dominicains à saint Thomas d’Aquin, à la prière du Rosaire, à l’art de Fra Angelico. Mais il est rare que l’on pense immédiatement à leur fondateur, dont ils tiennent pourtant le nom par lequel ils sont communément désignés. Aujourd’hui encore, Dominique de Caleruega (autrefois dit de Guzmán, du nom de la famille noble dont il était le plus célèbre descendant selon une tradition historiographique interne de l’Ordre), est, somme toute, un personnage peu connu, et certainement pas un saint populaire, à la différence de beaucoup d’autres, bien plus célèbres que lui : Thomas d’Aquin, Catherine de Sienne, Vincent Ferrier, Martin de Porrès. Ceci vient peut-être du fait que sa vie, en apparence, ne présente pas de faits extraordinaires, de revirements inattendus, de miracles éclatants. La fondation même de l’Ordre fut l’aboutissement d’une prise de conscience progressive : Dominique comprit la nécessité d’une annonce renouvelée de l’Évangile, et il suivit l’inspiration du Saint Esprit, qui le guida dans la mise en œuvre de son projet.
Maintenant, à l’occasion du huitième centenaire de sa mort, ou, pour utiliser une expression plus liturgique et théologale, de son dies natalis, le jour où il est “né” à la vie éternelle, nous souhaitons non seulement célébrer sa mémoire, mais aussi travailler à ce que sa sainteté soit toujours mieux connue, et mettre en relief le rôle qu’il a joué dans l’histoire de l’Église.
La date exacte de la naissance de saint Dominique est incertaine : selon les recherches historiques les plus récentes il serait né autour de 1174 à Caleruega, petit bourg de la Vieille Castille en Espagne. D’après des sources anciennes, ses parents s’appelaient Félix et Jeanne ; il eut un frère prêtre et un autre, Mannès, qui le suivit dans l’Ordre. Sa mère, femme de grande prière, était connue pour la compassion et le zèle de charité qu’elle avait envers les pauvres de la région, au point que l’on rapporte des miracles qu’elle opéra en faveur des miséreux. Avant la naissance de Dominique, elle vit en rêve un petit chien tenant une torche enflammée. On interpréta ce rêve comme un présage que l’enfant serait un jour « donné comme lumière des nations ». (Jourdain de Saxe, Libellus de principiis Ordinis Praedicatorum, I – désormais abrégé Libellus avec le numéro du paragraphe). Sa marraine, quant à elle, vit sur son front une étoile : « Dieu, qui connait par avance les choses futures, voulant montrer que quelque chose de grand viendrait de cet enfant, montra en rêve à celle qui avait tenu Dominique sur les fonts baptismaux, la vision suivante. Le petit Dominique se montrait à elle, une étoile sur le front, et toute la terre était baignée de son rayonnement ; par où il lui était donné d’entendre qu’un jour l’enfant serait la lumière des nations pour éclairer ceux qui étaient assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort. Et de fait, comme l’étoile du matin il a brillé sur le monde, et on a vu avec lui se lever une nouvelle lumière dont la clarté s’est déjà répandue par toute la terre. Or sa marraine était une personne distinguée. Stupéfaite de la grandeur de cette vision et remplie de joie, elle s’empressa de tout raconter à la mère ». (Humbert de Romans, Legenda Maior, 3 – désormais abrégé LM avec le numéro du paragraphe).
Au Moyen-Âge, on attribuait une valeur prophétique particulière aux signes qui accompagnaient ainsi la naissance de certains personnages : ils étaient interprétés comme une annonce surnaturelle de future sainteté. Ces images vues en rêve ne cesseront d’accompagner la personne iconographique de Dominique, souvent représenté avec une étoile, lumineuse métaphore de sa sagesse céleste.
L’enfant, quant à lui, sembla confirmer dès son plus jeune âge les attentes qui reposaient sur lui. De fait, les source hagiographiques, reprenant un topos récurrent depuis l’Antiquité dans les Vies des saints et des saintes, celui du puer senex, rapportent que le petit Dominique était « d’un très bon naturel », jeune par son âge, mais déjà un vieillard par « la maturité de son attitude et la fermeté de ses mœurs » ; elles ajoutent qu’il commença tout de suite à suivre « la route immaculée» et qu’« il conserva jusqu’à la fin l’intégrale beauté de sa virginité » (Libellus 8). Ses parents le firent instruire dans les disciplines ecclésiastiques par un oncle archiprêtre « pour l’imbiber dès son enfance d’un parfum de sainteté » (Libellus 5). Il fut ensuite envoyé à l’université de Palencia, où, après avoir terminé le cursus des sciences profanes, il entreprit l’étude de la théologie. On raconte que pendant cette période, à l’occasion d’une famine qui sévit dans la ville de Palencia, Dominique vendit ses précieux livres en parchemin pour nourrir la population :
Au temps où il poursuivait ses études à Palencia, une grande famine s’étendit sur presque toute l’Espagne. Ému par la détresse des pauvres et brûlant en lui-même de compassion, il résolut par une seule action d’obéir à la fois aux conseils du Seigneur et de soulager de tout son pouvoir la misère des pauvres qui mouraient. Il vendit donc les livres qu’il possédait – pourtant vraiment indispensables – et toutes ses affaires. Constituant alors une aumône, il dispersa ses biens et les donna aux pauvres (Libellus, 10).
Cet épisode, relaté aussi par certains témoins lors du procès de canonisation, est très significatif : l’étude a toujours été une valeur importante pour les Dominicains, et la vocation intellectuelle un élément spécifique de leur identité, presque un charisme de l’Ordre. Mais ce récit montre clairement que rien, même pas les livres et la culture, ne peut passer avant la compassion et l’amour du prochain.
Ce geste de charité, aussi inhabituel qu’exemplaire, attira sur Dominique l’attention de l’Évêque Martin d’Osma (ou de son prieur Diègue), qui en 1197 ou en 1198 le persuada de devenir chanoine régulier de la Cathédrale : en 1201, il était déjà sous-prieur de la communauté canoniale. Le temps passé à Osma fut pour Dominique une période de prière liturgique et personnelle, d’étude et de vie commune : « il usait de jour et de nuit le sol de l’église, vaquait sans cesse à la prière » ; il avait l’habitude, qu’il garderait toute sa vie « de passer la nuit en prière. La porte close, il priait son Père (Mt 6, 6) ». Il avait le don des larmes : il pleurait pour « les pécheurs, les pauvres, les affligés » (Libellus, 12-13), et en priant il demandait à Dieu la charité pour se donner tout entier au salut des hommes, comme le Seigneur Jésus qui s’était offert lui-même pour cela. En Dominique déjà se formait l’apôtre.
Dans la vie du jeune chanoine, la mort de l’évêque Martin marqua un tournant important : il eut en effet pour successeur sur la chaire épiscopale Diègue, prieur du chapitre des chanoines, qui tenait Dominique en grande estime. Le nouvel évêque était fort apprécié du Roi de Castille, à tel point que peu après sa nomination, en 1203/4, il fut chargé par le souverain d’entreprendre un voyage diplomatique au Danemark pour arranger le mariage du fils du roi avec une jeune fille noble de ce territoire. À cette occasion Diègue d’Osma décida d’emmener Dominique avec lui. Alors qu’ils traversaient le Sud de la France, les deux Espagnols entrèrent en contact avec l’hérésie des Albigeois (du nom d’Albi, célèbre ville d’Occitanie, où les Cathares étaient très nombreux). Un soir, le cortège épiscopal s’arrêta pour la nuit dans les environs de Toulouse, et l’hôte qui les accueillit était hérétique. Dominique, au lieu de se reposer de son exténuant voyage, se mit à discuter avec lui, et après une longue conversation, il réussit, « par l’intervention de l’Esprit divin », à le convertir : ce fut le premier effort apostolique du saint, mû par « une grande compassion pour tant d’âmes misérablement égarées » (Libellus, 15).
Les deux chanoines rentrèrent en Espagne puis repartirent pour le Danemark avec le mandat royal de conclure le mariage et d’accompagner la fiancée chez son époux. Mais il est probable que la jeune fille mourut entre-temps, car les noces n’eurent pas lieu. Pendant le voyage de retour, à l’été 1205, Diègue et Dominique firent un détour par Rome pour rencontrer le Pape Innocent III et lui demander l’autorisation de se rendre chez les Cumans, un peuple encore païen, pour les convertir ; le Pape ne donna cependant pas son accord, et demanda aux deux Espagnols de rentrer dans leur diocèse. Humbert de Romans donne une lecture prophétique de ce refus du Pape :
Le Souverain Pontife ne se rendit pas aux instances de sa requête ; il ne voulut même pas lui concéder l’autorisation de se rendre chez les Cumans. Ainsi, à son retour, il visita Citeaux puis se hâta de rentrer en Espagne. Mais la Providence céleste, qui l’avait déjà plusieurs fois retenu de faire ce qu’il avait conçu dans son esprit, en vue de quelque chose de plus important, lui préparait maintenant un autre obstacle sur son chemin (LM, 7).
À Montpellier, le groupe rencontra une délégation papale qui prêchait la conversion des hérétiques et Diègue, en voyant le riche apparat de ces prélats, s’exclama:
Ce n’est pas ainsi, dit-il, frères, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Il me semble impossible de réduire à la foi par des paroles seules des hommes qui s’appuient avant tout sur des exemples. Voyez les hérétiques : ils montrent les dehors de la dévotion et donnent aux gens simples pour les convaincre l’exemple menteur de la frugalité et de l’austérité. Si donc vous venez étaler des façons de vivre opposées, vous édifierez peu, vous détruirez beaucoup et ces gens refuseront d’adhérer. Chassez un clou par l’autre, mettez en fuite une sainteté feinte par une véritable esprit religieux ; seule une humilité vraie peut vaincre la jactance de ces pseudo-apôtres. … « Quel conseil nous donnez-vous donc, père très bon ? » disent-ils. Et lui : « Faites ce que vous me verrez faire ! » Aussitôt, envahi par l’esprit du Seigneur, il appelle les siens, les renvoie à Osma avec son équipage, son bagage et divers objets d’apparat qu’il avait emportés avec lui, ne conservant que quelques clercs dans sa compagnie. Puis il déclare son intention de s’attarder dans le territoire pour y répandre la foi (Libellus 20).
Ce voyage fut décisif pour les chanoines d’Osma, qui modifièrent les objectifs de leur mission : ils se rendirent compte, en effet, qu’il y avait un grave problème d’évangélisation au sein même de la chrétienté, et qu’il était urgent de l’affronter, parce que dans les régions de la France méridionale la contagion hérétique s’était désormais diffusée de manière alarmante.
Le catharisme était une hérésie au principe dualiste, qui se proposait de donner une réponse au grand problème du mal. La doctrine cathare expliquait les origines du monde comme une rupture de l’unité divine : la Création était l’œuvre d’un Dieu mineur, ou, pour les courants plus radicaux, de Satan lui-même. De là l’idée que le Christ ne s’était pas réellement incarné, mais qu’il était un ange envoyé par le Père pour annoncer la vérité aux hommes, et pour libérer leur esprit, étincelle lumineuse du divin, de l’emprisonnement et de l’opacité de la chair. À la base du catharisme il y avait des mythes anciens et très complexes qui remontaient aux origines du christianisme, à des courants gnostiques déviants. Ce noyau doctrinal était probablement peu accessible à la majorité des adeptes, mais ceux-ci comprenaient bien les implications pratiques et éthiques de ce refus radical de la matière, et s’imposaient une discipline sévère, s’abstenant de consommer de la viande, et des rapport sexuels. L’objectif final était d’empêcher la continuation de l’espèce humaine. Chez certaines franges extrémistes, il semble que les parfaits allaient jusqu’à pratiquer le suicide rituel, l’« endura ». Malgré son message pessimiste et son ascétisme extrême, le catharisme, qui était apparu en Europe au siècle précédent, s’était considérablement diffusé en Italie septentrionale et au Languedoc, au point de donner vie à une église avec une hiérarchie parallèle à celle de Rome. Le mouvement cathare développa un travail de prosélytisme intense, souterrain mais efficace, avec une forte emprise sur le peuple : on soulignait le contraste entre l’héroïsme de ces « bons chrétiens » et l’opulence et la puissance de l’Église institutionnelle. Le courage de ces hommes et de ces femmes prêts à donner un témoignage de foi jusqu’au martyre suscitait une grande admiration dans toutes les classes sociales. De plus, la réponse de l’Église devant la propagation du phénomène fut lente et, au début, absolument inadaptée.
L’évêque Diègue fit preuve d’une grande clairvoyance dans sa compréhension des raisons de l’insuccès : il s’agissait d’un problème de crédibilité et de cohérence. Il savait probablement, par expérience, qu’il n’était possible de surmonter l’obstacle de l’anticléricalisme populaire qu’en se mettant à l’abri de toute suspicion de mondanité : il fallait se présenter comme de véritables viri evangelici. C’est ainsi que Diègue se mit en route pour prêcher et tenir des disputes contre les hérétiques. Après son retour à Osma (avant le 29 avril 1206), Dominique renonça à sa charge de sous-prieur, et au cours du mois de juillet il repartit pour le Sud de la France. Avec ses compagnons il s’unit à l’évêque Foulques de Toulouse (ou de Marseille) pour une campagne de prédication anti hérétique dans la région Aquitaine, qui devait adopter la nouvelle stratégie proposée par Diègue : une prédication pauvre, conduite avec les seules armes de la parole et du témoignage.
Avant la fin de l’année (donc avant le 25 mars 1207) l’évêque Foulques, sollicité par Dominique, donna à Diègue une petite église située dans le village de Prouilhe, afin que quelques femmes converties par Dominique et par ses compagnons et revenues à la foi catholique puissent y vivre « religieusement ». Humbert de Romans raconte :
Il y avait alors dans le pays quelques gentilshommes de famille noble réduits par la gêne à confier aux hérétiques l’entretien et l’instruction de leurs filles, ou plutôt, en réalité, pour qu’elles soient trompées par leurs erreurs mortelles. Prenant en pitié leur honte pernicieuse, le serviteur de Dieu, l’évêque Diègue, fonda un monastère pour les accueillir dans un lieu appelé Prouilhe, ou les servantes du Christ, soumises à une clôture perpétuelle, à des observances extraordinaires et à un rigoureux silence, travaillant de leurs mains, offrent dans la pureté de leurs consciences un culte agréable à leur Créateur. Leur nombre et leur mérite s’accrurent, et en diffusant leur parfum en long et en large, elles incitèrent de nombreuses dévotes à construire des couvents semblables [au leur], à leur sainte imitation (LM, 10).
Avec le temps le groupe de dispersa et Diègue dut retourner à Osma, où il mourut le 30 décembre 1207. Dominique quant à lui décida de rester dans le Toulousain où il continua à prêcher pendant un peu moins de dix ans.
Quand on apprit le trépas de l’homme de Dieu, chacun de ceux qui restaient dans le Toulousain s’en retourna chez lui. Frère Dominique demeura seul sur place et poursuivit sans trêve sa prédication. Quelques uns, cependant, le suivirent quelque temps, sans s’attacher à lui par l’obéissance (Libellus, 31).
Ce choix comportait pour Dominique de graves risques personnels. Il ne faut pas oublier en effet qu’en 1209, suite à l’assassinat du légat pontifical Pierre de Castelnau, fut lancée la sanglante croisade contre les Albigeois, un conflit qui dura vingt ans et au cours duquel des guerriers provenant du Nord de la France non seulement exterminèrent les hérétiques mais établirent leur contrôle politique sur les populations de l’Occitanie. Dans ces circonstances dramatiques, Dominique ne se mêla pas aux prédicateurs de la croisade, mais il se dissocia de toute forme de violence, et il continua sa prédication « par la prière et par l’exemple ».
La fidélité et la persévérance de Dominique, qui resta « presque seul » pour prêcher, furent récompensées et autour de lui se constitua une première communauté. En janvier 1215, deux habitants de Toulouse, Pierre e Thomas Seilhan, « se donnèrent » à lui par un vœu, et lui firent don aussi de leur maison ; d’autres les suivirent. Quelques mois plus tard, l’évêque Foulques assigna à la nouvelle communauté une église avec une habitation adjacente, leur assura une petite rente et institua frère Dominique et ses compagnons « prêcheurs » dans son diocèse, dans l’observance du style évangélique : en se déplaçant à pied, en pratiquant la pauvreté du Christ et en prêchant à tous la vérité de l’Évangile :
[…] Foulques, d’heureuse mémoire, qui éprouvait pour frère Dominique, bien-aimé des hommes et de Dieu, une tendre affection, voyant la régularité des frères, leur grâce et leur ferveur dans la prédication, fut transporté de joie à cette aurore de lumière nouvelle. Avec le consentement de tout son chapitre, il leur accorda le sixième de toutes les dîmes du diocèse, pour qu’ils se procurent avec ce revenu ce qui leur était nécessaire en fait de livres et de vivres (Libellus, 39).
Le vieux rêve caressé par Diègue d’avoir un groupe de prêcheurs consacrés, dans une totale pauvreté, à la sainte prédication évangélique, était finalement devenu réalité ! Mais le champ à labourer était encore trop étroit, car limité au seul diocèse de Toulouse. Foulques en effet, en tant qu’évêque local, n’avait selon le Droit ni le pouvoir ni la possibilité de transformer en institution diocésaine la mission pontificale précédente de prédication contre les hérétiques, sans le consensus provisoire du légat pontifical : il fallait la confirmation de Rome, qui assurerait la continuité de la praedicatio au-delà du diocèse de Toulouse. C’est ainsi qu’en 1215 Dominique accompagna Foulques à Rome, où se célébrait un grand évènement de l’Église médiévale, le IVème Concile du Latran.
Le Pape Innocent III avait en effet compris que la répression armée ne suffisait pas et que pour arracher les fidèles à l’emprise des grandes hérésies il fallait une œuvre de persuasion et de re-catholicisation capillaire des territoires. Les principaux instruments choisis furent le renforcement de la pratique sacramentelle, en insistant sur l’eucharistie et la pénitence, et la prédication, mission qui pendant les derniers siècles de l’époque médiévale devait être assurée par les nouveaux Ordres mendiants. C’est aux fils de Dominique et de François qu’il reviendrait de rénover le langage de la foi et d’apporter au peuple des villes le message évangélique.
Les deux pèlerins obtinrent une audience du pape Innocent III pour lui exposer leur projet et lui demander son approbation. Cependant, le grand Pontife ne confirma pas tout de suite la praedicatio de Toulouse, mais il conseilla à Dominique de rentrer chez lui, de délibérer avec ses compagnons, pour adopter avec leur consentement une Règle déjà approuvée : ce n’est qu’alors qu’il donnerait la confirmation que Dominique espérait. Le pape voulait probablement protéger les prêcheurs toulousains, en les mettant à l’abri des inconvénients rencontrés par d’autres groupes récemment formés, comme le Pauvres Catholiques (un Ordre religieux constitué, sous les auspices d’Innocent III, par un groupe de Vaudois d’Espagne, retournés à la foi sous la direction de Durand de Huesca). Mais il y avait en jeu quelque chose d’encore plus décisif et important : Dominique et ses compagnons pourraient plus facilement s’établir dans l’ensemble du territoire de l’ancienne mission contre l’hérésie et contribuer au renouvellement de la prédication dans toute l’Église, comme le prescrivait le Concile dans la 10ème Constitution.
Humbert de Romans voyait dans cet épisode une intervention providentielle :
Par la suite, quand l’évêque Foulques, d’heureuse mémoire, partit pour Rome pour le Concile général, il prit avec lui l’homme de Dieu Dominique, pour lequel il éprouvait une tendre affection ; avec lui il alla aussi chez le Seigneur Pape Innocent et lui demanda de confirmer, pour lui et ceux qui lui succèderaient, un Ordre qui soit et s’appellerait des Prêcheurs. Mais [le pape], devant une telle requête, sembla initialement se montrer quelque peu inflexible, chose qui n’arrive sans la volonté de Dieu, car le vicaire de Jésus Christ certainement connaissait, par la vision qui suit, combien était nécessaire à l’Église universelle, qu’il présidait, ce à quoi aspirait l’homme de Dieu Dominique par inspiration divine. Comme on vint en effet à le savoir par la voix de nombreux [témoins] fiables, une nuit ce même Pontife, par une révélation venue de Dieu, vit en rêve que l’Église du Latran menaçait soudain de s’écrouler, comme si elle était désagrégée dans sa structure. Alors qu’il regardait la scène en tremblant et en se lamentant en même temps, de la partie opposée accourut l’homme de Dieu Dominique, qui soutint tout l’édifice sur le point de tomber, en s’y appuyant avec ses épaules. Émerveillé par la nouveauté de cette vision et comprenant, dans sa prudence, sa signification, et qu’aucun retard ne devait lui faire obstacle, il loua le projet de l’homme de Dieu et accepta avec joie sa requête, en l’exhortant, une fois retourné près de ses frères, à délibérer pleinement avec eux sur cette affaire, puis, avec leur consentement unanime, à vouer quelque règle approuver sur laquelle il implanterait solidement l’Ordre qui devait naitre ; ainsi, à la fin, il reviendrait trouver le même pape et il recevrait confirmation, selon son désir (LM, 20).
Dominique, qui voyait ses compagnons trop peu nombreux pour répondre à cette vision élargie de leur rôle, fut réconforté, selon ce que raconte Gérard de Frachet dans les Vitae fratrum, par un rêve où il vit ses frères partir prêcher, deux par deux, dans le monde entier.
Rentré à Toulouse, Dominique informa ses compagnons de l’entretien qu’il avait eu avec le Pape. Le canon 13 du Concile avait disposé que tous les nouveaux groupes ou formations religieux adoptent l’une des règles approuvées, de Benoit, Basile, ou Augustin. Pour la nouvelle communauté, qui avait ses racines dans l’expérience d’un groupe de chanoines, le choix devait tomber naturellement sur la « Règle de Saint Augustin », non sans y intégrer quelques chapitres extraits du Coutumier des Chanoines réguliers prémontrés, un Ordre fondé au XIIème siècle par saint Norbert de Xanten. La transformation de l’« équipe » diocésaine de prédicateurs en une communauté religieuse était désormais chose faite : rien n’empêchait Dominique de repartir pour Rome pour demander la confirmation qui lui avait été promise.
Entre-temps, cependant, Innocent III était décédé, et le nouveau pape, Honorius III, ne savait rien, semble-t-il, de la praedicatio toulousaine, et encore moins du projet nourri par son prédécesseur à son sujet. Ainsi Dominique, le 22 décembre 1216, obtint seulement la « confirmation » de la communauté religieuse dite de Saint Romain – du nom de l’église toulousaine où logeait la communauté et dont elle était titulaire ( « L’église, construite à l’intérieur des murs de la ville […] les frères la reçurent en l’an du Seigneur 1216. Les frères étaient au nombre de 16 environ, et construisirent un cloitre attenant à l’église, des cellules pour l’étude, et aussi un dortoir adapté. Aucun frère n’habita jamais dans les deux autres églises » précise Humbert de Romans, dans LM, 22) – ce qui n’est pas la confirmation de l’Ordre des Prêcheurs, comme a toujours voulu le voir la tradition…
Revenu à Saint Romain, et, entre autres raisons, à cause d’évènements locaux défavorables, Dominique prit la décision prophétique d’envoyer les frères, deux par deux, prêcher dans d’autres villes de l’Europe d’alors. Comme le raconte Jourdain de Saxe, son successeur à la tête de l’Ordre :
Il invoca le Saint-Esprit, convoqua tous les frères et leur dit qu’il avait pris dans son cœur la décision de les envoyer tous à travers le monde, en dépit de leur petit nombre, et que désormais ils n’habiteraient plus tous ensemble en ce lieu. Chacun s’étonna de l’entendre proclamer catégoriquement une décision si rapidement prise. Mais l’autorité manifeste que lui donnait la sainteté les animait si bien, qu’ils acquiescèrent avec assez de facilité, pleins d’espoir quant à l’heureuse issue de cette décision (Libellus, 47).
Ce fut le début de la croissance de l’Ordre. Dans son témoignage lors du procès de canonisation de Bologne (1233), le frère Jean d’Espagne se souvient que Dominique, peut-être pour la seule fois de sa vie, imposa son autorité par un ordre péremptoire aux frères qui s’opposaient à sa décision ou qui ne la comprenaient pas : « Ne me faites pas d’opposition ; je sais bien ce que je fais ». Toujours à propos de la flamme du saint pour la prédication, ce même frère Jean, l’un des premiers compagnons, rapporte que
Dominique était plein de commisération pour le prochain et désirait très ardemment son salut. Il prêchait lui-même fréquemment et, par tous les moyens en son pouvoir, il exhortait les frères à prêcher et les envoyait en prédication ; il les avertissait alors et les conjurait d’être pleins de sollicitude pour le salut des âmes. Très confiant en Dieu, il envoyait prêcher même les moins habiles, en leur disant : « Allez avec assurance, parce que le Seigneur vous donnera le don de la parole divine ; il sera avec vous, et rien ne vous manquera. » (Procès de canonisation de Bologne, 26)
Il est souvent facile d’imaginer les fondateurs d’Ordres religieux comme des personnes géniales et des guides charismatiques originaux. Ceci ne semble pas valoir pour Dominique : le saint espagnol fut essentiellement un homme sage, riche en discernement, qui sut mettre en valeur ses compagnons, leur faire confiance et, si nécessaire, capable de se soumettre à leurs décisions avec grande humilité et perspicacité.
Sa figure émerge ainsi en filigrane surtout dans le « travail d’équipe », en particulier dans les Constitutions, auxquelles les frères travaillèrent lors des chapitres de Bologne de 1220 et 1221 et du Chapitre de Paris de 1228. Même si tous les textes ne sont pas de lui, dans les Constitutions primitives il y a tout Dominique, et le vrai Dominique.
La déclaration fondamentale par laquelle s’ouvrent les Constitutions de l’Ordre est caractérisée par une certaine solennité et clarté d’expression : « notre Ordre, dès le début, a spécialement été institué pour la prédication et le salut des âmes » (Prologue). Dans un cadre d’observances traditionnelles (comme le jeûne, l’abstinence, le silence, l’office divin etc.), émergent des éléments nouveaux en vue de l’étude et de la prédication : l’office choral est « bref et strict » pour ne pas empêcher l’étude (I, 4), les novices doivent être toujours occupés à lire ou à méditer quelque chose (I, 13) ; la charge nouvelle de maître des études est instituée (II, 28) ; pour fonder un couvent il faut un prieur et un « lecteur » ou maître (II, 23) ; les frères qui ont la « grâce de la prédication » sont favorisés et l’on édicte des normes pour les prédicateurs (II, 20.31) ; une loi n’est définitive qu’après avoir été approuvée par trois Chapitres où les définiteurs ont les pleins pouvoirs (11, 6-8) etc. C’est surtout l’élection des supérieurs et les grandes décisions « à la majorité » qui mettent l’Ordre au diapason de la démocratie naissante des Communes. Dominique souhaitait, mais en vain, que l’administration soit confiée aux frères convers (non prêtres) pour laisser les autres plus libres d’étudier et de prêcher : les frères ne l’acceptèrent pas (PB 26) et Dominique abandonna son idée :
Afin que les frères s’appliquassent avec plus d’énergie à l’étude et à la prédication, frère Dominique voulut que les frères convers illettrés de son Ordre commandassent aux frères lettrés en ce qui regardait l’administration et l’entretien des choses temporelles. Mais les frères clercs ne voulurent pas se laisser dominer par les frères laïques, de peur qu’il ne leur arrivât ce qui était arrivé aux religieux de l’ordre de Grandmont du fait de leurs convers. (Procès de canonisation de Bologne, 26)
En revanche, il voulait que les frères parlent toujours “avec Dieu ou de Dieu” et ceci fut inséré dans les Constitutions dans le chapitre concernant les prédicateurs (II, 31).
Nous devons un portrait de Dominique de son vivant aux mémoires d’une moniale romaine : elle s’appelait Cécile et elle appartenait à la famille des Cesarini. C’est à Rome, à l’âge d’environ 17/20 ans, qu’elle avait connu le Saint – qui approchait alors la cinquantaine – des mains duquel elle avait reçu l’habit monastique :
Voici le portrait du bienheureux Dominique : taille moyenne, corps mince, visage beau et légèrement coloré, cheveux et barbe légèrement roux, de beaux yeux. De son front et de ses cils, une sorte de splendeur rayonnait qui attirait la révérence et l’affection de tous. Il restait toujours souriant et joyeux, à moins qu’il ne fût ému de compassion par quelque affliction du prochain. Il avait les mains longues et belles ; une grande voix, belle et sonore. Il ne fut jamais chauve, et sa couronne de cheveux était complète, parsemée de rares fils blancs (Sœur Cécile, Les miracles de Saint Dominique, 15).
Sur la demande d’Honorius III, entre 1219 et 1221Dominique réunit à Saint Sixte à Rome les moniales de monastères tombés en décadence, et leur donna une règle et un nouvel élan. Cécile appartenait à ce groupe de religieuses, et après la mort du saint en 1223 elle fut assignée à Bologne pour animer le nouveau monastère de Sainte Agnès, où elle mourut en 1290, non sans avoir auparavant dicté à une Sœur ses souvenirs du ministère romain de Dominique. En plus des miracles, nous apprenons de son récit que le saint, après avoir travaillé toute la journée, se rendait le soir chez les moniales ; « il leur faisait en présence des frères une conférence ou un sermon et leur apprenait ce qu’était l’Ordre, car elles n’eurent pas d’autre maître pour les former » (Cécile 6). Et il arrivait aussi à des gestes de grande délicatesse, comme quand, « revenant d’Espagne, [il] apporta aux sœurs en délicat souvenir des cuillères de cyprès, une pour chaque sœur » (Cécile 10).
Nous avons déjà évoqué le monastère de Sainte Agnès à Bologne, voulu par Diane d’Andalò, qui en 1219 avait fait vœu dans les mains de Dominique de devenir moniale, non sans avoir auparavant encouragé l’achat par sa famille d’un terrain pour le couvent des frères. Au début de son ministère dans le Toulousain, à Prouilhe, à partir de 1206, Dominique avait déjà converti, comme on l’a vu, quelques femmes cathares « parfaites » qui sous sa direction continuèrent leur vie d’ascèse en tant que moniales.
En 1218 il fonda un monastère aussi à Madrid, et parmi le peu d’écrits qui nous sont parvenus de lui, il y a une lettre de 1220 adressée aux sœurs espagnoles :
Nous nous réjouissons beaucoup et rendons grâce au Seigneur pour le don qu’il vous a fait en vous accordant de vivre saintement après vous avoir délivrées de la corruption du monde. Luttez, mes filles, contre l’antique adversaire, par votre persévérance dans les jeûnes, car nul ne reçoit la couronne s’il n’a pas lutté selon les règles. Je veux que désormais, vous gardiez le silence dans les lieux où il est interdit de parler. N’épargnez ni les disciplines ni les veilles. Soyez obéissantes envers votre prieure. Ne bavardez pas entre vous et ne perdez pas votre temps en conversations. (Saint Dominique, Lettre aux Moniales de Madrid)
Pendant son ministère à Toulouse Dominique fut accueilli dans différentes maisons où des femmes s’occupèrent de lui, témoignant plus tard de leur admiration, de leur sympathie et de leur affection. On raconte qu’une certaine Guillaumette « était persuadée qu’il était toujours vierge » et qu’elle tissait « l’étoffe [de son] cilice » ; de plus, « l’ayant eu à sa table plus de deux cents fois, elle ne le vit jamais manger dans le même repas le quart d’un poisson ou plus de deux jaunes d’œufs ». Les mêmes témoignages sont donnés par Noguière et Bécéda ; cette dernière ajoute que Dominique ne dormait pas dans le lit qu’elle avait préparé : « elle le trouvait souvent étendu sur le sol sans couvertures ; et si, après l’avoir recouvert, elle revenait, elle le trouvait alors en prière ». (Dépositions de Toulouse, 15-17)
Sur son lit de mort, Dominique recommanda à ses frères « d’éviter les fréquentations suspectes des femmes, spécialement des jeunes » ; il leur confia qu’il avait toujours gardé la chasteté, mais il conclut avec une remarque révélatrice de sa profonde humanité : « et pourtant je n’ai pu éviter cette imperfection, je l’avoue, de trouver plus d’attrait à la conversation des jeunes filles, qu’aux discours des vieilles femmes ».
Si le long processus de fondation de l’Ordre des Prêcheurs commence donc à Prouilhe en 1206, l’histoire de l’incorporation définitive des moniales dans l’Ordre connut ensuite un développement long et compliqué pendant le XIIIème siècle. Les frères opposèrent au début beaucoup de résistance avant d’accepter de se charger de l’accompagnement des moniales (cura monialorum). Ce joug fraternel leur semblait en effet trop lourd. L’autorité du Pape et la constance des moniales furent nécessaires pour que les choses se mettent en place. Tout comme les frères, les moniales sont soumises à l’autorité du Maître de l’Ordre : elles sont constitutives de l’Ordre au même titre qu’eux. Elles ne sont pas du tout un Second Ordre (comme on le disait autrefois) ni un Ordre parallèle à celui des Frères Prêcheurs, au féminin. Interrogé par l’énergique Diane d’Andalò à propos de l’opportunité d’une fondation féminine à Bologne au temps où les frères commençaient à s’y installer, Dominique répondit que « la maison des futures moniales » devait être construite « même si cela signifiait que la construction de notre couvent devrait attendre ».
Pendant son séjour à Rome, Dominique fit la connaissance de celui qui devait devenir le premier prieur du couvent de Bologne : le bienheureux Réginald. C’était le doyen de la Collégiale Saint-Aignan d’Orléans, et , en attendant de poursuivre un pèlerinage en Terre Sainte avec son évêque, il s’était arrêté dans la Ville Éternelle : c’était un homme à la recherche authentique du Christ. Il rêvait d’une vie consacrée à la prédication et à la pauvreté. Le Cardinal Ugolin lui révéla qu’il y avait à Rome un homme de Dieu, espagnol, qui pourrait concrétiser son rêve… Et ainsi, après avoir parlé à Dominique, Réginald décida d’entrer dans l’Ordre. Tombé gravement malade, il fut guéri par la Sainte Vierge qui lui apparut en lui montrant l’habit dominicain :
À peine arrivé [à Rome, Réginald] tomba gravement malade. Maître Dominique vint lui rendre quelquefois visite. Quand il l’engagea à suivre la pauvreté du Christ et à s’associer à l’Ordre, il obtint son consentement libre et plein d’y entrer, au point que maître Réginald s’y astreignit par vœu. Or Réginald guérit de sa maladie grave et d’un péril presque désespéré, non sans l’intervention miraculeuse de la puissance divine. Car la Vierge Marie, reine du ciel, mère de miséricorde, vint à lui sous forme visible au milieu des ardeurs de la fièvre et
frotta d’un onguent guérisseur qu’elle portait avec elle, ses yeux, ses narines, ses oreilles, sa bouche, son nombril, ses mains et ses pieds, en ajoutant ces mots : “J’oins tes pieds avec l’huile sainte, pour qu’ils soient prêts à annoncer l’Évangile de paix.” Elle lui fit voir en outre tout l’habit de notre Ordre. Tout aussitôt il se trouva guéri et si subitement reconstitué dans tout le corps que les médecins, qui avaient presque désespéré de sa convalescence, s’étonnaient de constater les signes d’une guérison achevée (Libellus, 56-57).
Reginald fit profession dans les mains de Dominique qui l’envoya à Bologne en tant que son vicaire, en lui permettant cependant d’effectuer d’un pèlerinage en Terre Sainte. Entre-temps, Dominique reçut la première Bulle de recommandation des frères, datée du 11 février 1218, adressée à tous les évêques et prélats de l’Église : pour la première fois, on trouvait dans un document papal l’expression « fratres ordinis praedicatorum » ! Le nouvel Ordre était né définitivement. Il restait maintenant à travailler à le rendre plus solide et à le diffuser dans le monde entier. Ce fut la tâche à laquelle s’attela le saint fondateur pendant les trois dernières années de sa vie. Après un voyage en France et en Espagne (où il fonda, respectivement, les couvents de Narbonne et Ségovie), il se rendit d’abord à Toulouse puis à Paris (juillet 1219), où il exhorta avec vigueur les frères du récent et prometteur couvent de Saint Jacques non seulement à reprendre le style de vie simple qu’ils avaient pratiqué à Toulouse, mais aussi à renoncer aux rentes.
Autour de la moitié du mois d’août de la même année Dominique arriva à Bologne, où il trouva un couvent florissant, grâce à des recrues de haute qualité que Réginald avait attirées dans l’Ordre par la fascination qu’il exerçait, sa vie évangélique, sa prédication. Il faut dire que, dès sa fondation, la communauté de Bologne avait assumé une identité très internationale, et surtout qu’elle avait été formée avec sagesse par Réginald, qui avait beaucoup insisté sur les valeurs de l’austérité et de la pauvreté comme d’incontournables signes de vie évangéliques. Dans cette communauté déjà mûre, Dominique considéra possible de réaliser son idéal de mendicité conventuelle, qui prévoyait de renoncer non seulement à la propriété (comme à Toulouse en 1216), mais aussi aux rentes et aux revenus. Il espérait cependant que Réginald réussirait à en faire de même à Paris, et il décida donc de l’envoyer à Saint Jacques. Il en devint prieur, et par sa prédication il enflamma aussi bien les professeurs que les étudiants, gagnant de nouvelles adhésions à l’Ordre, dont celle de Jourdain de Saxe, noble allemand des comtes d’Oberstein, qui devait devenir le premier successeur de Dominique à la tête de l’Ordre. C’est dans la capitale française que mourut Réginald, désormais très malade :
Frère Réginald, de sainte mémoire, s’en vint donc à Paris et se mit à prêcher avec une ferveur spirituelle infatigable, par la parole et par l’exemple, le Christ Jésus et Jésus crucifié. Mais le Seigneur l’enleva bientôt de la terre. Parvenu vite à son achèvement, il traversa en peu de temps une longue carrière. Enfin, il tomba bientôt malade et, arrivant aux portes de la mort charnelle, s’endormit dans le Seigneur et s’en alla vers les richesses de gloire de la maison de Dieu, lui qui, durant sa vie, s’était manifesté l’amant résolu de la pauvreté et de l’abaissement. Il fut enseveli dans l’église de Notre-Dame-des-Champs, car les frères n’avaient pas encore de lieu de sépulture.
Il me souvient que tandis qu’il vivait encore, frère Matthieu qui l’avait connu, dans le siècle, glorieux et difficile dans sa délicatesse, l’interrogea parfois avec étonnement : “N’éprouvez-vous pas quelque répugnance, maître, à cet habit que vous avez pris ?” Mais lui, en baissant la tête : “Je crois n’avoir aucun mérite à vivre dans cet ordre, répondit-il, car j’y ai toujours trouvé trop de joie.” (Libellus, 63-64).
Entre-temps, l’Ordre se diffusait dans le Nord de l’Italie plus rapidement qu’en France ou en Espagne : les fondations se succédèrent à Florence, Bergame, Milan et Vérone. Vers la fin du mois d’octobre Dominique se rendit à Viterbe pour rencontrer le Pape et lui demander des copies de la Bulle de recommandation pour les fondations qu’il réalisait, mais aussi pour lui exposer un projet de mission auprès des païens du Nord de l’Europe. Le Frère Guillaume de Montferrat déclara lors du Procès de canonisation que Dominique n’avait jamais abandonné ce vieux rêve, mais qu’il n’avait fait que le renvoyer à plus tard, le temps de porter à son terme l’organisation de l’Ordre. Cependant le Pape avait d’autres tâches à lui confier, et cette fois encore Dominique obéit. Les fondations continuaient à se multiplier : en 1220, pendant le premier chapitre général qui se tint à Bologne, on décida de fonder à Palencia, et deux religieux scandinaves furent envoyés en Suède pour prêcher l’Évangile sous ces latitudes, bien que l’on ait pas, dans l’immédiat, l’espoir de pouvoir y fonder un couvent.
Le 25 mars 1221, le Pape demanda aux évêques métropolites de toute l’Europe de mettre à sa disposition au moins deux religieux capables d’aller prêcher aux non-croyants et quelques jours plus tard, le 29 mars, Dominique reçut une Bulle personnelle de recommandation. Il est évident qu’il se préparait à vivre quelque chose de nouveau, et il est très probable qu’il devait participer à ce projet missionnaire du Pape, peut-être même en devenir le guide… Ainsi, de façon surprenante, dans une copie de la Bulle de recommandation destinée au Roi du Danemark et datée du 6 mai 1221, le pontife affirmait que les Dominicains ne se limiteraient pas à être prêcheurs de l’Évangile, mais qu’ils seraient « évangélisateurs des païens » : enfin, alors que sa mort approchait, le rêve de jeunesse du chanoine Dominique commençait à se concrétiser… Les temps et les desseins de Dieu ne sont pas ceux des hommes, mais c’est dans le discernement et dans l’obéissance à ces desseins que se réalise sa volonté salvifique. Et ce fut ainsi qu’un frère danois fut envoyé au Danemark avec des lettres du Pape et de Dominique adressées au roi et à l’archevêque de Lund. On peut en conclure que l’objectif missionnaire de Dominique s’était précisé : il voulait évangéliser les païens d’Estonie, où les Danois commençaient à s’établir. Au chapitre général, qui s’ouvrit à Bologne le 2 juin 1221, naquirent plusieurs provinces : des frères furent envoyés en Angleterre, en Hongrie, au Danemark, en Pologne, peut-être aussi en Grèce, et le mot province revêtit la signification technique qu’il devait assumer plus tard pour désigner les circonscriptions administratives des Ordres religieux.
Au chapitre de 1220 – la première réunion des délégués des frères pour consolider l’apostolat et la structure de l’Ordre – Dominique avait imploré : « Je mérite d’être déposé, parce que je suis inutile et relâché » : il était déjà fatigué et malade, mais les frères lui demandèrent de continuer. Pendant le chapitre de l’année suivante, Dominique entreprit avec le frère Paul de Venise un voyage dans les marches de Trévise, où le cardinal Ugolin des Comtes de Segni, le futur Pape Grégoire IX, devait organiser une mission pour lutter contre les hérétiques de l’Italie septentrionale, mais « vers la fin du mois de juillet Frère Dominique rentra (à Bologne) exténué, car la chaleur était accablante » et il tomba gravement malade. Pendant son agonie, après avoir dit la prière sacerdotale de Jésus (Jn 17), il continua : « Je vous serai plus utile et vous aiderai plus efficacement après ma mort que pendant ma vie » (PB 8) et à la question sur le lieu de sa sépulture, il répondit : « sous les pieds de mes frères ». Il rendit l’esprit pendant que ses frères priaient en invoquant : « Secourez-le, saints de Dieu, recevez son âme et portez-la en présence du Très-Haut. » (PB 33). C’était le 6 août 1221. Le Cardinal Hugolin présida les obsèques.
Jourdain raconte ainsi la mort de « maître Dominique » :
Sur ces entrefaites, la vie voyageuse de maître Dominique approchant à son terme, à Bologne, il tomba gravement malade. Sur son lit de malade, il fit appeler douze frères, parmi les plus notables, et se mit à les exciter à se montrer fervents, à promouvoir l’ordre, à persévérer dans la sainteté. […] Avant sa mort, il dit également aux frères qu’il leur serait plus utile disparu que vivant. Il connaissait assurément Celui auquel il avait confié le dépôt de son labeur et de sa vie féconde et ne doutait pas de la couronne de justice qui lui était désormais réservée : lorsqu’il l’aurait reçue, ne serait-il pas d’autant plus puissant pour présenter ses requêtes qu’il serait déjà plus sûrement entré dans les puissances du Seigneur ?
La maladie, empirant, devenait de plus en plus critique. Il souffrait à la fois de fièvres et de tranchées. Enfin cette âme religieuse fut déliée de la chair et s’en vint au Seigneur qui l’avait donnée, échangeant son lugubre exil contre la consolation pérenne de la demeure céleste (Libellus, 92-94).
Le Bienheureux Jourdain rapporte une également une vision qu’a eue en rêve le bienheureux Guala de Bergame, alors prieur à Brescia, dans laquelle il vit le Saint monter au ciel, où il était attendu par Jésus et par la Sainte Vierge :
Le même jour, à l’heure même où il trépassa, frère Guala, prieur de Brescia puis évêque de la même ville, se reposait auprès du campanile des frères de Brescia. Il s’était endormi d’un sommeil assez léger lorsqu’il aperçut une sorte d’ouverture dans le ciel, par laquelle descendaient deux échelles radieuses. Le Christ tenait le haut de la première échelle, sa mère le haut de l’autre ; et les anges les parcouraient toutes deux, les descendant et remontant. Un siège était placé en bas, entre les deux échelles, et quelqu’un, sur le siège. Ce paraissait un frère de l’ordre ; son visage était voilé par le capuce comme nous avons coutume d’ensevelir nos morts. Le Christ et sa mère tiraient peu à peu vers le haut les échelles, jusqu’à ce que celui qu’on avait installé tout en bas parvînt jusqu’au sommet. Quand on l’eut reçu dans le ciel, au chant des anges, dans la splendeur d’une lumière immense, l’étincelante ouverture du ciel se ferma et plus rien désormais ne se présenta. Le frère qui avait eu la vision, quoiqu’il fût assez malade et faible, reprit bientôt ses forces et partit sur-le-champ pour Bologne. Il y apprit que le même jour, à la même heure, le serviteur du Christ Dominique y était mort. Voilà ce que nous avons appris de sa propre bouche (Libellus, 95).
Le 24 mai 1233, son corps fut transféré dans un lieu plus digne, et, lorsqu’on ouvrit le tombeau, « une odeur forte, suave et délectable, que [le témoin] ne connaissait pas, s’en exhala » (PB 34).
selon un religieux dominicain contemporain
Saint Dominique ne fut pas et n’est pas « un saint aux miracles ».
Certes, les sources contemporaines et postérieures nous racontent ses miracles : la résurrection d’un jeune homme et d’un enfant à Rome, une pluie diluvienne éloignée par un signe de croix, l’apparition de personnages célestes pour nourrir les frères après qu’il eût prié, plusieurs guérisons, etc.
Mais « il y avait quelque chose de plus éclatant et de plus grandiose que les miracles » (Libellus 103), c’était son charisme, ses vertus, sa vie.
Le cardinal Hugolin d’Anagni connut personnellement François et Dominique, et, devenu Pape sous le nom de Grégoire IX (1227-1241), il les canonisa tous les deux.
La Bulle de canonisation de saint Dominique (Rieti 3.7.1234) affirme que Dieu lui donna « la force de la foi et la ferveur de la divine prédication ». « Il n’abandonna point, même pour un instant, son rôle de docteur et de ministre dans l’Église militante […] Il devint avec Dieu un seul et même esprit… et, prêchant l’évangile du Christ, engendra un grand nombre de fils, ce qui lui valut sur la terre le nom et la dignité de patriarche ».
Pour ceux qui l’ont connu, Dominique « conservait une [grande] constance dans les affaires
qu’il avait jugé raisonnable devant Dieu d’accomplir », et l’équilibre de son être intérieur « s’exprimait au-dehors par les manifestations de sa bonté et la gaieté de son visage » (Libellus 103).
« Dans les heures de la nuit, nul n’était plus ardent à veiller et à prier . Durant le jour, nul ne se mêlait plus que lui à la société de ses frères (nemo communior), nul n’était plus gai » (Ivi, 104-105).
La charité et la compassion de saint Dominique « ne s’étendaient pas seulement aux fidèles, mais même aux infidèles, aux païens, et jusqu’aux damnés de l’enfer ; il pleurait beaucoup à leur sujet » (Procès de Canonisation de Bologne, 11). D’où son apostolat et sa prière nocturne exprimée dans le cri « Seigneur, que vont devenir les pécheurs ? » (ivi, 18).
Tout ceci en maintenant l’assiduité du contact avec les Écritures, l’adhésion à la saine doctrine et un bon rapport avec l’Église institutionnelle.
Saint Dominique fut surtout un « humble ministre de la prédication / Praedicationis humilis minister », comme il se définit lui-même au début de 1215.
Le Concile Vatican II a rappelé que « le Peuple de Dieu est rassemblé d’abord par la Parole du Dieu vivant » (Presbyterorum Ordinis, 4). La prédication se faisait rare, et Dominique eut le don de la faire renaître. S’il est vrai qu’il commença à prêcher pour lutter contre les hérésies et qu’il désirait évangéliser les populations païennes (Procès de Canonisation de Bologne, 12, 32), en réalité son ministère s’étendit à tout le peuple fidèle, comme à Bologne quand il prêchait « aux étudiants et à d’autres notabilités » (Ivi, 36).
En Saint Dominique la Parole mûrit dans les Sacrements.
“Prédication / Confession” (Ivi, 33) : Saint Dominique se confessait et confessait les autres en les consolant et en les fortifiant (Ivi, 5, 39, 46, 48, 36-37). Saint Dominique célébrait-chantait- la Messe tous les jours, et quand il le pouvait aussi en voyage, versant d’abondantes larmes pendant le canon et le Notre Père (Libellus 105 ; Procès de Canonisation de Bologne, 3, 21, 38, 42, 46). Ceci parce que la Parole s’accomplit et est comprise dans l’Eucharistie, comme l’enseigne le cheminement des deux disciples d’Emmaüs (Lc 24, 27-31).
Le Bréviaire de Belleville est un manuscrit enluminé datant des années 1323-1326, conservé à la Bibliothèque Nationale de France.
La première mention de ce Bréviaire remonte à 1380, année où il est mentionné sous ce nom dans l’inventaire des meubles de Charles V. Il a sans doute été réalisé pour Jeanne de Belleville, épouse d’Olivier IV de Clisson. Ce dernier, accusé de trahison, fut exécuté à Paris en 1343 et tous ses biens furent confisqués au profit du roi de France. Charles VI fit cadeau du précieux Bréviaire à son gendre, Richard II d’Angleterre. Le successeur de celui-ci, Henry IV, en fit don à Jean de Berry, probablement sur demande de ce dernier. À son tour, le duc de Berry le transmit à sa nièce, Marie de France, qui venait d’entrer au monastère des dominicaines de Poissy ; le manuscrit étant à l’usage des Dominicains, ce don était tout indiqué. Le manuscrit resta en possession du monastère jusqu’à la Révolution française, date à laquelle il fut transféré à la Bibliothèque Nationale de Paris.
Nous reproduisons ci-dessous quelques miniatures illustrant l’Office liturgique de notre Saint Père Dominique:
Le rêve d’Innocent III : Saint Dominique soutient la Basilique du Latran qui menace de s’écrouler.
Saint Dominique prêche aux hérétiques.
Les saints Pierre et Paul, dans une vision, confient à saint Dominique la mission de prêcher
(remarquer le bâton de voyage et le livre des Saints Évangiles).
La Translation du corps de saint Dominique: Bologne 24 mai 1233.
Deux frères portent en procession le reliquaire contenant les restes du saint,
tandis que deux malades, en dessous, implorent leur guérison.